Mia
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A la bib

Mia à la mer

Un texte publié en 2007 au Grand Miroir chez Luc Pire « Quarante auteurs, Fureurs de livres » , un recueil de Daniel Decamp, anthologiste pour la cause

A qui, si ce n’est aux bibliothécaires

J’ai 5 ans et je suis en première année primaire. Je suis grande, c’est pour ça.

Aussi parce que je sais lire. J’ai déjà eu plein des livres alors, ils m’ont poussé un peu prématurément sur les bancs de l’école de Mère Marie du Christ. En ce début d’automne 1967, tout doit aller plus vite, c’est la vie moderne, explosée vers le futur, les robots, les extra-terrestres… Tintin a pris de l’avance, lui, il a déjà marché sur la lune !

A vouloir me faire lire, pour gagner du temps, du temps sur le temps, sur l’école, mon enfance s’arrache et s’éloigne de moi comme une page définitivement tournée.

 « Le Dr Spock parle aux parents » : j’ai découvert cet ouvrage du célèbre pédiatre américain dans leur chambre, moultes fois compulsé et écorné. Pour moi, Spock c’est le monsieur aux oreilles taillées en pointe de la série Star Trek et je me disais que, décidément, la visée éducative de mes géniteurs avait quelque chose de martien, enfin, de vulcanien.

Je dois vous dire un secret : je fais croire que je sais lire, mais en fait, je devine avec les images et je répète les phrases entendues ; j’invente aussi et puis, pour le reste, c’est de la chance. Au dernier étage de la maison, une collection complète de la Bibliothèque rose et verte n’attend que moi…Elle attendra longtemps, y’a pas d’images.

Dire ce que j’entends à l’intérieur de moi, c’est plus difficile, je suis une vraie timide qui rougit et qui a le cœur qui bat fort, je peux plus facilement déchiffrer les mots écrits dans mon abécédaire que dire des mots qui recouvrent mon expérience de vie.

Et si ce mélange alchimique ne s’opère pas, comment savoir ce que c’est, lire ?

A quatre heures, l’école est finie et la plupart des mamans sont à la maison pour le retour des enfants, il n’y a pas de garderie et ce n’est pas encore la mode des papas poules. Maman n’est pas poule pour autant, c’est une femme libérée. La bibliothèque publique sera notre garderie.

Au son couinant du klaxon, je m’engouffre dans la minuscule Fiat 500 baptisée « Pamela ». Mes deux petits frères y sont déjà installés, habillés pareillement, leurs jambes à l’horizontale sur la banquette arrière en simili cuir rouge. Un toit ouvrant permet l’arrivée d’un air délicieux où scintillent quelques poussières du marronnier centenaire qui surplombe la cour de récréation. Interdiction formelle pour nous de se mettre debout dans ce vaisseau spatial, qui tient plus du suppositoire d’autobus que de l’aéronef. Le haut chignon laqué surmonté d’un foulard noué sous le menton de maman risque ce dernier trajet en dépassant  par le toit du bolide. Un peu trop « Barbie », elle abandonnera cette coiffure au profit d’une coupe courte vaguement yéyé qui supporte le désordre : c’est dans le vent !

En route donc pour la bibliothèque publique à proximité des sillons de la Woluwe.

Toute entrée dans un lieu public provoque chez moi une angoisse discrète depuis qu’au mois de mai dernier, des gens qui faisaient simplement leurs courses ont sauté par les fenêtres pour échapper à l’incendie de l’Innovation, le magasin où nous devions m’acheter une tenue d’écolière pour la rentrée. Nous n’y étions pas, mais j’ai saisi la proximité de l’événement et la probabilité de périr en torche enflammée avait bousculé ma jeune conscience. Heureusement, ici, au rez-de-chaussée de cette tour Etrimmo, la bibliothèque se pare de larges baies vitrées qui donnent de plain-pied sur une esplanade battue par les courants d’air.

Arrivés sur place, d’abord les devoirs, qui sont expédiés ipso facto. Puis on joue à cache-cache un moment, on grignote un petit beurre LU, on re-grignote et re-LU, sans faire une seule miette en commençant par le pourtour dentellé et en terminant par le cœur. On fête aussi les anniversaires le mercredi. Pour ma part, j’en profite pour échapper à la règle qui veut que les enfants doivent toujours être occupés par des distractions intelligentes ou des loisirs actifs.  Enfin livrée à moi-même, j’expérimente une forme inédite de chronothérapie qui consiste à se focaliser sur une minute de vie et à ordonner au temps d’arrêter son inexorable fuite. J’essaye la déambulation stérile entre les encyclopédies savantes, je médite sur le dos d’une couverture dorée dont j’aurai auparavant humé le recouvrement plastique et pousse parfois le bouchon jusqu’aux frontières du sommeil quand, à plat ventre sur le sol, mes paupières clignant, je perds le fil et me laisse couler vers le pays du rêve. Je choisis intentionnellement des livres que je connais, voire même des albums pour les bébés ! J’observe enfin, d’un regard circulaire, tous ces livres que je ne lirai jamais et qui resteront là sans bouger quand je serai ailleurs.

On pourra emprunter tous les livres que l’on veut, c’est l’embarras du choix, la foire aux livres.

Je fais parfois ce rêve étrange. Je suis dans un magasin où il m’est permis d’emporter absolument tout ce que je désire. Je vois autour de moi des montagnes de bonbons colorés, des jouets animés plus rutilants les uns que les autres, des bijoux et des soieries, toute une caverne d’Ali Baba à portée des doigts. Puis une dame toute grise me dit que je ne peux prendre… que des livres.

Noël arrive et je ne sais toujours pas lire, même si je lis, dans les yeux si bleus de maman, sa détermination farouche à me voir devenir grande, la dépasser, elle, la recommencer, la parfaire, enfin, la rendre éternellement meilleure que ce qu’elle croit être.

Dans le ciel, on voit, mais c’est très rare, passer un avion de la Sabena suivi par des nuages en barbe à papa. Mon papa travaille au Brésil, en Yougoslavie ou en Roumanie. Je reçois une poupée en costume national à chaque retour d’un pays. Les poupées, comme les livres, ça fait voyager les enfants dans la tête. Il me montre sur le globe terrestre de son bureau où il est allé et ça n’a pas l’air d’être loin. Je me demande pourquoi il ne rentre pas tous les soirs.

Quand la nuit tombe plus bas et plus noire, retour avec Pamela en direction de l’avenue qui relie le quartier Volta à la gare de Watermael. Direction le souper qui n’est toujours pas prêt…Emancipation de la femme oblige, on va manger des patates en boîte pelées et rincées ou des ravioli garnis au vrai jus de viande ou peut-être, bonheur suprême, des spaghetti bouillis que nous napperons de cassonade. Dans la cuisine, les livres de recettes, cadeaux bienveillants ou franchement empoisonnés -je ne saurai jamais- devenus des gadgets décoratifs, sont disposés sur l’étagère au-dessus des Tupperware, métaphores du mythe abhorré de la femme prisonnière de ses tâches ménagères. Ce qui fait que maman a prescrit la débrouillardise culinaire improvisée en guise de pyramide alimentaire.

Puis il y a une histoire à écouter avant de dormir, une histoire de trois petits cochons et du méchant loup ou de crocodile aux grands pieds. Bientôt, lasse de raconter sempiternellement ces vieilles histoires pour nous endormir, maman enregistre courageusement quelques-unes de celles-ci, avec son inimitable accent brugeois, sur le magnétophone à bande. Le même qui va carillonner les cloches à Pâques, tandis que nous nous précipiterons avec nos paniers vers le jardin constellé d’œufs en chocolat.

Ce jour-là, maman nous dit que son projet d’avenir est de devenir bibliothécaire ; elle devra étudier longtemps pour ça. Elle va trouver une autre bibliothèque publique, plus près de chez nous, à la lisière de la forêt, une jolie maisonnette juste à côté d’anciennes écuries.

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